Public

Le cadre de nos déplacements semble, ces dernières années, avoir subi de profonds changements. Subrepticement, un tournant s’est opéré en agissant sur la manière de nous déplacer. Dans un contexte de démocratisation inédit de la technologie, les mutations entraînées par l’intégration de nouveaux dispositifs numériques (internet, GPS, appareils photographiques HD, etc.) dans un objet unique que chacun transporte au quotidien (téléphone dit « smartphone ») engagent aujourd’hui une reconfiguration de notre expérience individuelle et collective de l’espace. Ainsi, parmi d’autres transformations profondes de nos pratiques, l’utilisation des itinéraires et systèmes de géolocalisation donnés par les applications de cartographie en ligne se substitue à la lecture des cartes imprimées. De nouveaux réflexes chassent également la consultation des éditions et guides géographiques au profit des plateformes d’évaluation en ligne des centres historiques, commerces, musées ou restaurants. Et nos gestes, tel le bras tendu pour arrêter un taxi, se reconfigurent en quelques contacts avec la vitre de notre smartphone pour commander un chauffeur privé.

Aussi anodin qu’il puisse rétrospectivement apparaître, ce glissement ne doit cependant pas être négligé, en l’attribuant uniquement au fait d’une avancée d’ordre technologique. Sans conteste, l’ensemble des effets produits par ce phénomène entraîne un changement fondamental dans la structuration de l’espace. À l’origine de cette transformation se placent des logiques de développement de services gratuits de cartographie en ligne, de navigation virtuelle ou encore de visualisation par images satellitaires, mais également de multiplication de plateformes communautaires de location d’espaces appartenant à des particuliers ainsi que d’applications mobiles de mise en contact entre individus proposant des services (notamment de transport). Avec l’apparition de ces services, notre expérience physique de l’espace se reconfigure, mais ceci n’est qu’un aspect du changement qui s’opère, car avec elle les représentations et les images des espaces parcourus se renouvellent à leur tour. Soit, par exemple, le cas de Google Maps. Dans la pratique courante, la gestion de l’information géographique, traditionnellement assurée par des organismes étatiques (et donc, par définition, appartenant au domaine public) tels que l’Institut national de l’information géographique et forestière français (IGN), a été remplacée par le traitement de données proposé par des entreprises privées, à but lucratif, comme Google. Le geste de la compagnie privée engagé dans cette opération n’est pourtant pas simple à saisir. Dans le cadre de la conception de ses produits, les matières premières utilisées par Google sont constituées par certaines données appartenant à l’espace public (captures d’images dans la rue, horaires de passage des transports publics, etc.). Cette matière est ensuite transformée en une application mobile qui sera mise à disposition des utilisateurs de manière gratuite et ouverte à tous. Google va même jusqu’à solliciter la participation de ses utilisateurs afin de contribuer à l’augmentation et la mise à jour de ces données. Notamment, dans le cas de son application Street View, où chaque utilisateur peut charger une image 360 ° (composée d’un collage de trois images prises avec la caméra de son smartphone) qui sera ensuite rendue visible à tous les autres utilisateurs de Street View. Pourtant, contrairement à ce que l’on pourrait être en droit de croire d’une entreprise à but lucratif, Google ne privatise pas l’accès aux données, mais travaille à les rendre disponibles et lisibles. Par ce même geste, la firme dessine une toute nouvelle modalité du public qui n’est alors plus dépendante de l’État. Cette nouvelle modalité du public ouvre ainsi la possibilité de création d’espaces au sein desquels convergent les deux anciennes catégories, celles du public et du privé, en un nouveau type d’espace qui relèverait alors de l’accessible voire d’une nouvelle définition de l’espace public alors émancipé. Il en découle une restructuration subtile, mais profonde de l’organisation de l’expérience de l’espace, liée à l’ouverture de nouveaux régimes « intermédiaires » qui se caractérisent par un estompage des propriétés attribuées aux espaces anciennement calibrés sur une opposition du privé et du public.

Évidemment la création de ces nouveaux espaces entraîne avant tout une certaine excitation, bien souvent confondue avec un engouement pour les technologies. Mais, de manière beaucoup plus présente, la nouveauté de ce phénomène génère des réactions et surtout des inquiétudes. Si l’on reprend le cas de l’application Street View, on peut constater que d’un côté, il est captivant de balayer un point de vue unifié sur un territoire (celui donné par l’IGN par exemple) en faveur d’une multiplication des points de vue subjectifs sur ce même bout de terre. Mais d’un autre côté, l’autorisation de ces points de vue subjectifs émane d’un dégagement de la responsabilité de Google quant aux images produites, puisque chaque image est attribuée au profil de celui qui la génère. Cette condition, repoussant toute opération de contrôle des images enregistrées par les utilisateurs, a pour effet d’autoriser, au sein de l’imagerie constituée, des photos témoins de scènes violentes, de manifestations contenant des messages radicaux, et parfois, à l’opposé, l’exposition de scènes familiales et même parfois intimes. Cette nouvelle « espèce d’espace » dont on vient de dresser l’esquisse, est rendue possible par l’expansion des nouveaux outils numériques et ouvre alors des possibilités ainsi que des situations inédites.

Le cas de Google Maps n’est, à l’évidence, qu’un exemple parmi d’autres. Il existe d’autres lieux à travers lesquels s’exprime un brouillage du même ordre entre le public et le privé, où l’expression de cette nouvelle modalité d’« espace accessible » opère discrètement.

Les images présentes sur ce site proviennent de différents smartphones en exposition dans leurs lieux de vente. Comme on peut facilement le remarquer, ces téléphones sont proposés à la démonstration dans tous les espaces commerciaux d’électroménager ou d’électronique, que ce soit en France ou dans le monde. Ils appartiennent aux compagnies qui les produisent et sont mis à disposition des revendeurs. Agencés de cette manière à des fins strictement commerciales, ces smartphones sont pourtant discrètement utilisés par les potentiels acheteurs comme un espace à occuper, un lieu d’expression. Le geste le plus courant est celui de la prise d’autoportraits (ou selfies) à l’aide de la caméra placée à l’avant du dispositif. Les images capturées se retrouvent alors automatiquement enregistrées dans la galerie d’images du téléphone. Ainsi s’accumulent, dans la mémoire des appareils, des centaines de visages d’inconnus répondant à une même esthétique spontanée : organisés par le même cadrage, celui de l’espace commercial identifiable par l’inclinaison de la prise de vue, le plafond négligé en arrière-plan et la lumière des néons créant un effet de contre-jour. Malgré la nature à la fois intime et quelque peu clandestine des actes dont ces images sont le témoin, aucune barrière n’empêche l’accès à l’espace de stockage où ces photographies s’accumulent. C’est en partie grâce à cette accessibilité que j’ai pu télécharger et collectionner ces portraits.

Parmi l’ensemble des selfies qui constitue l’origine du projet Public, ce site, accompagné d'un journal gratuit, offre une sélection de portraits sortis de leur contexte de création et de visibilité pour être confrontée, voire restituée, à l’espace public. L’objet de ce geste étant de rendre visible et d’interroger la différence sensible entre ces deux types d’espaces — l’espace public et l’espace accessible — dont le conflit définit une tension propre à notre contemporanéité.

Bérénice Serra, octobre 2017.