RĂ©sidence est un espace d'exposition, conçu par BĂ©rĂ©nice Serra. Cet espace est ouvert Ă tous et repose sur les fonctions de l'application Google Street View. Ătabli sur le modĂšle de la rĂ©sidence artistique, RĂ©sidence accueille des oeuvres singuliĂšres tel un programme de rĂ©sidence en ligne, consultable 24/24h. Les artistes sont invitĂ©s Ă se joindre au projet, soit en envoyant l'URL de leur rĂ©alisation installĂ©e dans Street View (voir onglet participer), soit en prenant contact pour l'Ă©laboration d'un projet spĂ©cifique.contact : hello@bereniceserra.com
En mars 2018, un vĂ©hicule sans conducteur mis en circulation par la sociĂ©tĂ© de services de transport Uber a percutĂ© une piĂ©tonne qui est dĂ©cĂ©dĂ©e trĂšs peu de temps aprĂšs, des suites de ses blessures. Il sâagit alors du premier cas dâaccident mortel engageant une voiture sans conducteur, rĂ©sultant du fait de lâautorisation donnĂ©e Ă Uber, par diffĂ©rents Ă©tats aux Ătats-Unis (dont lâArizona), pour tester ses prototypes sur les routes et au sein des villes. Par la mise en service de ces engins toujours en apprentissage, et mĂȘme encore en phase de dĂ©veloppement, les routes ont Ă©tĂ© transformĂ©es en laboratoires privĂ©s pour la conception de voitures autonomes. Et par la mĂȘme circonstance, les habitants de ces espaces urbains, les usagers de la voie publique, sont devenus dâauthentiques «âcrash test dummiesâ», avant mĂȘme que le problĂšme nâait eu le temps dâĂȘtre posĂ©. Cette forme dâappropriation de lâespace urbain par une entreprise privĂ©e nâest pourtant pas un cas isolĂ©. On peut identifier une multiplicitĂ© de pratiques parfaitement analogues â permises, voire mĂȘme encouragĂ©es par les politiques Ă©conomiques des villes â, associĂ©es aux modes de fonctionnement des entreprises comme Uber, Google ou Amazon, pour ne mentionner que les plus visibles. Ces pratiques de privatisation inĂ©dites de lâespace public sont corrĂ©latives et indissociables dâun mouvement de sens inverse par lequel des Ă©lĂ©ments de la vie privĂ©e et de lâintime sont rendus publics, au travers notamment des services proposĂ©s par des compagnies telles que Facebook, Airbnb ou Tinder. Par ce geste ancrĂ© dans un entre-deux difficilement localisable, ces grands groupes prĂ©lĂšvent et dĂ©placent ce qui autrefois Ă©tait gĂ©rĂ©, dâune part par les autoritĂ©s publiques (les cartographies IGN, le cadastre, les chaussĂ©es, lâespace aĂ©rien, etc.) et de lâautre par le cercle de proches, la famille ou les amis (les photos de vacances, les donnĂ©es personnelles, les relations sociales, etc.). Lâensemble de ces phĂ©nomĂšnes tĂ©moigne ainsi dâun brouillage des catĂ©gories traditionnelles des «âespaces publicsâ» et des «âespaces privĂ©sâ», et oblige Ă prendre acte de lâexistence dâune troisiĂšme dimension de la vie sociale sur laquelle ces nouveaux acteurs, avant tout Ă©conomiques, appuient leur mode dâaction. Cette troisiĂšme dimension de lâespace social nâest pourtant pas entiĂšrement nouvelle. Lâespace colonisĂ© par les gĂ©ants du numĂ©rique (et convoitĂ© par de multiples start-ups) coĂŻncide avec celui occupĂ© par la «âsociĂ©tĂ© civileâ» â câest-Ă -dire lâensemble des individus considĂ©rĂ©s comme autonomes et en principe non hiĂ©rarchisĂ©s, parmi lequel se tissent des relations dâinterdĂ©pendance en dehors Ă la fois de lâĂtat et de la famille. En colonisant cet «âespace civilâ», dĂ©sĆuvrĂ© depuis longtemps et pris entre la sphĂšre publique et la sphĂšre privĂ©e, les nouveaux acteurs de lâĂ©conomie numĂ©rique transforment profondĂ©ment la configuration de cet espace. Le cas de Google, et plus particuliĂšrement de son application «âGoogle Mapsâ» est, Ă ce propos, paradigmatique. En prĂ©levant lâensemble de sa «âmatiĂšre premiĂšreâ» dans les donnĂ©es qui sont tout simplement disponibles dans cet espace, Google ne fait quâappliquer Ă celles-ci un traitement pour les introduire, Ă nouveau, dans ce mĂȘme espace mais sous une forme quelque peu modifiĂ©e. En effet, les services de «âGoogle Mapsâ» sont mis Ă disposition de maniĂšre gratuite et utilisable par tous Ă condition de disposer de la technologie nĂ©cessaire Ă son accĂšs (parfois rendue disponible par le pouvoir public sous la forme de mobilier urbain). La reprĂ©sentation (cartographique, photographique, informationnelle) de lâespace civil offerte alors par Google sâintĂšgre ainsi Ă ce mĂȘme espace, jusquâĂ ce que tous deux se confondent. En effet, il serait difficile de nos jours, pour les nouvelles gĂ©nĂ©rations (et dâailleurs, pas seulement les nouvellesâ!) dâavoir une expĂ©rience de lâespace urbain qui ne serait pas conditionnĂ©e dâune maniĂšre ou dâune autre par lâexpĂ©rience des reprĂ©sentations donnĂ©es par lâapplication du gĂ©ant californien. Tout comme pour le cas des voitures autonomes, le dĂ©veloppement de «âGoogle Mapsâ» ne va pas sans de nombreuses tensions et de multiples conflits inĂ©dits. Lâune des principales sources gĂ©nĂ©rant ces situations nouvelles se trouve dans le service «âStreet Viewâ», permettant de plonger lâutilisateur de lâapplication dans des vues photographiques en 360 ° rĂ©alisĂ©es Ă partir de plusieurs points de lâespace des villes rĂ©pertoriĂ©es. AprĂšs avoir ainsi cartographiĂ© lâensemble du territoire français en 2011, Google Ă©largit son service «âStreet Viewâ» en offrant des images 360 ° Ă lâintĂ©rieur de certains bĂątiments (dont des centres culturels et des musĂ©es). Lâatteinte Ă la vie privĂ©e que ce dispositif entraĂźne (provocant des divorces et autres) vaudra Ă Google une sĂ©rie de procĂšs judiciaires qui, loin de lâarrĂȘter dans sa conquĂȘte de lâespace civil, seront lâoccasion dâun raffinement de sa stratĂ©gie. Ainsi, en 2015, Google met au point et propose une application gratuite permettant de profiter du service «âStreet Viewâ», tout en rendant possible la prise de vues 360 ° et leur publication, non pas par ses employĂ©s, mais par les utilisateurs mĂȘmes de lâapplication. Toute personne ayant donc tĂ©lĂ©chargĂ© lâapplication peut alors constituer une capture 360 ° (grĂące Ă un algorithme qui gĂ©nĂšre lâimage «âsphĂšreâ» Ă partir de photographies frontales) et la rendre publique, sur lâapplication. Puisque ces images sont capturĂ©es par les utilisateurs, le droit dâauteur sâapplique, dĂ©gageant alors la responsabilitĂ© de lâentreprise dans les sujets reprĂ©sentĂ©s et leur diffusion. De cette profonde transformation de lâespace et de la vie sociale, lâart nâest nullement Ă©pargnĂ©. En effet, parmi les images prises par les dispositifs de Google ainsi que celles publiĂ©es par les utilisateurs de la plateforme, on retrouve des vues immersives comprenant des Ćuvres dâart, prĂ©sentes de fait dans lâespace public (1 % artistique, street art, jardins de sculptures, etc.). Mais ces reprĂ©sentations sont loin dâĂȘtre parfaitement neutres. Dans lâapplication «âGoogle Earthâ», par exemple, une modĂ©lisation du paysage urbain est proposĂ©e pour donner une impression de relief au territoire cartographiĂ©. Dans ce dispositif, les images de modĂ©lisation grossiĂšre malmĂšnent les Ćuvres de grands artistes. Mais, tout comme pour le cas de la paternitĂ© des images diffusĂ©es sur « Street View », Google a Ă©tĂ© le premier Ă savoir transformer cette difficultĂ© en avantage. Il a su y voir lâoccasion dâune valorisation de son produit en crĂ©ant, par exemple, le «âStreet Art Projectâ» qui vise Ă identifier sur les diffĂ©rents services proposĂ©s (cartographie, images 360 °, photographies, etc.) les noms des artistes â issus, pour la plupart, du street art â ayant produit les Ćuvres visibles dans lâespace urbain photographiĂ©. Lâaction de rĂ©cupĂ©ration de cet art capturĂ© par les applications de lâentreprise va mĂȘme se cristalliser dans la crĂ©ation dâun projet nommĂ© «âGoogle arts & cultureâ» dans lequel sont proposĂ©es des visites dâexposition en ligne et en immersion, qui reprennent le «âwalk-throughâ» â technique utilisĂ©e pour le dĂ©veloppement de lâapplication Street View. Ces visites sont rendues possibles par la signature de partenariats avec de grandes institutions de lâart (MoMA, Tate Britain, MusĂ©e ChĂąteau de Versailles, etc.). Tout comme pour le cas de Google Maps ceci ne va pas sans gĂ©nĂ©rer de nouveaux conflits. AprĂšs une condamnation de 125 millions de dollars pour avoir ignorĂ© les droits dâauteurs attachĂ©s aux ouvrages disponibles dans la plateforme «âGoogle Booksâ», lâentreprise a repensĂ© son rapport aux droits qui protĂšgent les Ćuvres prĂ©sentĂ©es dans les musĂ©es Ă visiter en 360 °. Ă la demande des conservateurs et commissaires dâexposition la plateforme a mĂȘme retirĂ©, ou floutĂ©, un nombre non nĂ©gligeable dâĆuvres dont les droits nâĂ©taient pas encore tombĂ©s dans le domaine public. Le cas de Google est exemplaire du genre de problĂšmes soulevĂ©s par lâappropriation sauvage de lâespace civil par des compagnies privĂ©es, orientĂ©es par la perspective du profit. Mais plus profondĂ©ment, par les tensions et les conflits quâil suscite, il montre la puissance crĂ©atrice que recĂšlent les problĂšmes qui ne se laissent pas capturer par les logiques habituelles du privĂ© ou du public. En ce qui concerne lâart en particulier, lâintĂ©rĂȘt ultimement Ă©conomique de Google voilĂ© par son attention affichĂ©e pour lâart et la culture ne suffit pas Ă dĂ©guiser et nâefface pas non plus le fait que de nouvelles formes de monstration, de diffusion, de mĂ©diation, de critique, voire de production dâart sont en train de naĂźtre dans cet entre-deux problĂ©matique. On peut alors se demander pourquoi les auteurs-artistes, que lâon pourrait penser soucieux de la reprĂ©sentation de leur travail, ne se sentent pas (ou trĂšs peu) touchĂ©s par cette circonstance, dâautant plus si lâon considĂšre la façon non critique par laquelle les Ćuvres sont souvent exhibĂ©es Ă travers ces nouveaux modes de reprĂ©sentation (dĂ©formations, mauvais raccord, mauvaise qualitĂ© de la prise de vue, etc.). Devant le dĂ©sintĂ©ressement ou le rejet des artistes, comme devant lâintĂ©rĂȘt irrĂ©mĂ©diablement Ă©conomique de compagnies comme Google, naĂźt lâurgence dâune rĂ©appropriation critique, par lâart et pour lâart, des nouveaux enjeux artistiques impliquĂ©s dans cette configuration particuliĂšre de lâespace sociale. Il ne sâagit pas de construire une position partisane, pour ou contre les pratiques des acteurs Ă©conomiques du numĂ©rique, comme il ne sâagit pas non plus de cĂ©der Ă une fascination esthĂ©tisante des vertus technologiques. Mais il est bien question de prendre la mesure du dĂ©placement que nos sociĂ©tĂ©s ont confiĂ© Ă des acteurs de lĂ©gitimitĂ© douteuse, pour reposer, les problĂšmes qui ont toujours Ă©tĂ© ceux de lâart. Le projet dâoccupation artistique «âRĂ©sidenceâ» propose un premier pas dans cette direction. Profitant des conditions que Google a Ă©tĂ© obligĂ© dâassumer pour la survie de son service, le projet consiste Ă proposer un protocole collectif, pour occuper lâespace ouvert par le service «âStreet Viewâ» comme un lieu dâhĂ©bergement dâun art conçu spĂ©cifiquement pour reconquĂ©rir cet espace. Cinq artistes (Marion Balac, RaphaĂ«l Fabre, Arzhel Prioul, Julien Toulze et Mathieu Tremblin) sont invitĂ©s Ă se saisir, de façon singuliĂšre, de cette procĂ©dure comme autant de rĂ©sidences artistiques dâun type nouveau, se confondant avec lâoccupation dâun espace artistique original. Pour certains il sâagira de repenser lâart urbain en retraçant les archives de prĂ©cĂ©dentes interventions urbaines. Pour dâautres lâenjeu est dans lâĂ©criture, la pĂ©rennisation dâun Ă©vĂ©nement par lâimage, comme le changement de paysage sur le site de la ZAD Ă Notre-Dame-des-Landes. Des jeux de reprĂ©sentation seront Ă©galement expĂ©rimentĂ©s avec lâintĂ©gration de vues immersives fictives, ne correspondant Ă aucun territoire ou par des Ă©lĂ©ments modĂ©lisĂ©s encapsulĂ©s dans lâimage, faisant ainsi exister lâexposition uniquement sur lâapplication et non plus dans lâespace physique. Une tentative dâart mĂ©ta-urbain en quelque sorte. La procĂ©dure commune reliant ces diffĂ©rents gestes sâappuie elle-mĂȘme sur les ressources disponibles dans lâespace en question. Dans un premier temps, une image 360 ° est crĂ©Ă©e, soit entiĂšrement construite, Ă partir dâun logiciel de 3D comme Blender, soit Ă lâaide de lâappareil photo dâun smartphone et de lâalgorithme accessible sur lâapplication «âStreet Viewâ». Ensuite, les images obtenues sont retravaillĂ©es avec un logiciel de traitement dâimage. Enfin, elles sont chargĂ©es sur la plateforme «âStreet Viewâ» pour ĂȘtre intĂ©grĂ©es au service usuel de Google. Les images profitent ainsi des modes de diffusion et de circulation propre Ă lâapplication. Cette tentative dâoccupation artistique de lâapplication «âStreet Viewâ» fait suite Ă un projet dâexposition infiltrĂ©e intitulĂ© «âGalerieâ», qui a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ© et performĂ© en octobre 2016 sur des tĂ©lĂ©phones en dĂ©monstration Ă lâintĂ©rieur dâun magasin FNAC, Ă Paris. BĂ©rĂ©nice Serra, juin 2018