LE PROJET DE RECHERCHE GRAPHIQUE SWIPE PROPOSE D'ENVISAGER LA MÉTHODE DE LA SAISIE GESTUELLE COMME UN SYSTÈME D'ÉCRITURE À PART ENTIÈRE. 📄
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Swipe est un système d'écriture imaginé par Bérénice Serra et inspiré par le principe de la saisie gestuelle qui permet, sur smartphone ou tablette, d'écrire en reliant de manière continue les lettres qui composent chaque mot.
Dans le cadre du projet d'écriture Swipe, ce sont les tracés produits par l'utilisation du clavier virtuel — volontairement ignorés dans l'application — qui sont considérés comme un système de notation à part entière.
Ce cahier d'écriture propose des exercices pratiques et poétiques afin d'envisager l'apprentissage de ce système de notation,
en dehors de son environnement numérique, comme une manière de renouveler l'écriture cursive.
L'article « Swipe ou l'écriture tout court » écrit
par Bérénice Serra et Gianni Gastaldi, et situé en dernière partie de cet ouvrage, a fait l'objet d'une parution dans la revue Formules, revue des littératures à contraintes, à l'occasion du 22e numéro consacré aux Littératures, performances et technologies et dirigé par
Lucile Haute et Allan Deneuville.
Née en 1990, Bérénice Serra est une artiste et chercheuse travaillant à Caen (FR) et Zürich (CH). Elle enseigne l'édition d'art et les pratiques numériques à l'École d'arts & médias de Caen, en Normandie. Sa pratique, tant plastique que théorique, se concentre sur la notion de publication à l'ère numérique.
Swipe est un système d'écriture inspiré par le principe de la saisie gestuelle qui permet, sur smartphone ou tablette, d'écrire en reliant de manière continue les lettres qui composent chaque mot.
Dans le cadre du projet d'écriture Swipe, ce sont les tracés produits par l'utilisation du clavier virtuel — volontairement ignorés dans l'application — qui sont considérés comme un système de notation à part entière.
Ce cahier d'écriture propose des exercices pratiques et poétiques afin d'envisager l'apprentissage de ce système de notation, en dehors de son environnement numérique, comme une manière de renouveler l'écriture cursive.
Partie A. trois principes d'écriture swipe
Notes
[1] Qu’on appelle cet ordinateur « téléphone » ne constitue guère d’autre qu’un fait anecdotique.
[2] Plus de 45% de la population mondiale est supposé utiliser un smartphone en 2021 (source : Newzoo, ID 330695).
[3] « Fouetter l’air en direction de qch » (Collins English-French Dictionary, HarperCollins Publishers).
[4] Une description des origines de ces travaux peut être trouvée dans le site personnel de Kristensson : http://pokristensson.com/gesturekeyboard.html.
[5] Près de 40 au lieu de 30 mots par minute, environ (voir : Palin et al., 2019; Reyal et al.).
[6] La pièce Swipe a été exposée au Shadok-Frabrique du numérique (Strasbourg, 2019) ainsi qu’au festival Ars Electronica (Linz, 2019). Pour plus des détails sur cette œuvre, voir : bereniceserra.com.
[7] Hjelmslev, Louis. Prolégomènes à une théorie du langage. Paris : Minuit, 1971, § 12.
[8] Par exemple, le mot inévitable résulte, sur un clavier d’ordinateur, en quelque chose comme ijnhgredfvbhuiuytrezazerfvbnjklkjhgre.
[9] Saussure (de), Ferdinand. Cours de linguistique générale. Paris : Payot, 1916, p. 165.
[10] Ducrot, Oswald ; Schaeffer, Jean-Marie. Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Paris : Seuil, 1999, p. 23-41.
Références
Ducrot, Oswald ; Schaeffer, Jean-Marie. Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Paris : Seil, 1999.
Foucault, Michel. « La Peinture Photogénique ». Dans : Dits et écrits. Paris : Gallimard, 2001, pp. 1575-1583.
Hjelmslev, Louis. Prolégomènes à une théorie du langage. Paris : Minuit, 1971.
Palin, Kseniia ; Feit, Anna Maria ; Kim, Sunjun ; Kristensson, Par Ola ; Oulasvirta, Antti. « How Do People Type on Mobile Devices? Observations from a Study with 37,000 Volunteers », dans : Proceedings of the 21st International Conference on Human-Computer Interaction with Mobile Devices and Services. Taipei : Association for Computing Machinery, 2019.
Reyal, Shyam ; Zhai, Shumi ; Kristensson, Per Ola. « Performance and User Experience of Touchscreen and Gesture Keyboards in Lab Setting and in the Wild ». Dans : Proceedings of the 33rd Annual ACM Conference on Human Factors in Computing Systems. Séoul : Association for Computing Machinery, 2015.
Saussure (de), Ferdinand. Cours de linguistique générale. Paris : Payot, 1916.
Zhai, Shumi ; Kristensson, Per Ola. « Shorthand Writing on Stylus Keyboard ». Dans : Proceedings of the SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems. Lauderdale : Association for Computing Machinery, 2003.
La performance d'un
système comme Swipe est directement liée à une ouverture qui devient
créatrice parce que rattachée directement à des effets de réorganisation
de l'ensemble du système. Il suffit de penser aux effets d'ensemble
engendrés par l'incorporation d'un nouveau signe au vocabulaire.
L'intégration d'une nouveau motif oblige alors à redéfinir la marge de
variation possible pour toutes les figures qui occupaient jusqu'alors
l'espace du nouvel arrivant. Toute une esthétique est d'ailleurs
impliquée dans ces processus mouvants, et une poésie d'une
tout autre nature, au croisement du linguistique et du figural, dont les
ressorts nous sont encore inconnus, devient soudainement possible,
relançant encore de nouvelles ouvertures.
Organisation stratifiée, identification oppositionnelle, performance évolutive :
voilà les principes qui ressortent d'une pratique d'écriture numérique comme la
saisie gestuelle lorsque, comme dans le cas de Swipe, elle est prise au
sérieux en tant que pratique d'écriture tout court. Ces principes ne constituent pas
des propriétés spécifiques d'un medium, d'une technologie ou d'un support
d'enregistrement, mais ils commandent l'être de toute écriture, lorsqu'elle est
l'écriture d'une langue naturelle. Or, si toute écriture est soumise à ces lois
générales du langage, un système d'écriture comme celui suggéré par Swipe
les intègre, pour ainsi dire, « by design » . Non pas qu'elles constituent
des fonctionnalités (des « features ») d'un logiciel qui le rendraient
plus performant que d'autres, et dès lors plus attrayant pour les potentiels
acheteurs. Pas plus que ces propriétés aient guidé consciemment sa conception
dans la tête de ses créateurs. Identifier un créateur unique de ce type de
systèmes relèverait d'ailleurs plus du mythe fondateur que des conditions
historiques qui veulent toujours que l'émergence de ces idées se fasse au
croisement d'une multiplicité difficilement localisable de pratiques et de
réflexions. Le design n'est donc ici qu'anecdotique. Que Swipe intègre,
pour ainsi dire, par système, ces principes veut dire alors que, en tant
que système et indépendamment des desseins originaux, savoir le manipuler
implique sinon devenir conscient, du moins problématiser les principes qui
régissent de manière silencieuse toute écriture. Performer Swipe au delà
des limites imposées par l'interface des dispositifs numériques, c'est performer
l'écriture de la langue dans ce qu'elle a de plus naturel.
Il y a pourtant un point sur lequel cette réduction des possibilités à un
vocabulaire préexistant peut soulever des doutes. Car, tout comme le
mot, l'idée d'une liste finie de termes n'est pas moins un artifice. Or
adopter un tel artifice comme contrainte fondamentale pour tout ce qui
peut être écrit dans un langage risque d'avoir des effets hautement
contraignants quant à la puissance créatrice propre à tout langage. Cela
peut être facilement constaté en essayant d'écrire un mot hors
vocabulaire, tel que indécorable. Dans son état actuel, l'algorithme
rendra invariablement le mot inévitable à la place, dont le motif
correspondant est, parmi ceux du vocabulaire, le plus proche de la
figure produite par le parcours d'indécorable (Fig. 2). Un système
ainsi construit risque alors d'incarner une conception profondément
conservatrice de l'écriture, négligeant toute originalité par la
restitution sans appel d'une cohérence préalablement établie. La
correction orthographique mentionnée plus haut pourrait d'ailleurs être
comprise comme rien d'autre qu'une manifestation de ce conservatisme. Ce
phénomène est, d'ailleurs, d'autant plus flagrant que l'on s'éloigne,
volontairement ou pas, des usages courants de la langue, ce qui peut
aller jusqu'au cas extrème où l'algorithme retrouve toujours un mot
« correct » même dans le cas où le parcours dessiné sur le clavier
tactile est délibérément chaotique.
Dans les différentes implémentations de la saisie gestuelle, cette difficulté est contournée par le recours à l'écriture dactylographique, qui reste toujours possible sur le clavier virtuel des dispositifs numériques. Si l'on considère la saisie gestuelle comme système d'écriture à part entière, cela suggère que celui-ci ne saurait se suffire à lui-même, l'écriture dactylographique restant après tout la norme de l'écriture et son garant en dernière instance. Mais à bien y regarder, cette insuffisance du système ne relève pas d'une faiblesse intrinsèque des principes sur lesquels il s'appuie, et n'est donc nécessaire qu'en apparence. Car si la liste des mots constituant le vocabulaire est nécessairement finie, elle n'a pas à être close pour autant. Close, elle ne l'est que par une décision arbitraire.
able (tout comme tion, ment ou
ient, par exemple), se trouve parmi les séquences à quatre lettres les plus
probables, et en tant que telle, la trace correspondante sur Swipe est
susceptible de se dégager comme une unité sinon indépendante, du moins
parfaitement distincte.
En cela, Swipe comporte une puissance critique singulière vis-à-vis de la
nature du langage. Car au fond, comme il a été souvent signalé en
linguistique, le mot n'existe pas. Le privilège traditionnellement
accordé au mot dans l'écriture du langage se trouve ainsi déjoué par la
logique non moins que par la pratique de ce système d'écriture. Et, en
échange, celui-ci révèle une organisation du langage plus complexe, dont
l'originalité à la fois inattendue et radicale est d'avoir la puissance
de capturer de principes de stratification et articulation
morphologiques, syntaxiques, voire stylistique au niveau de
l'écriture elle-même.
La remarquable efficacité de la saisie gestuelle telle qu'elle est
implémentée dans les dispositifs numériques à usage quotidien est sans
cesse constatée avec surprise dès le premiers essais réalisés par des
nouveaux utilisateurs. En effet, la précision avec laquelle les mots
visés sont rendus est certainement inattendue, compte tenu des parcours
sur l'écran après tout hautement imprécis et variables.
Le dispositif tient cette efficacité de la façon dont est réalisée la
reconnaissance des figures. La suite de lettres finalement rendue pour un
parcours donné n'est pas le résultat direct des touches parcourues. Il suffit
d'essayer de « swiper » sur un clavier mécanique pour s'en
convaincre[8].
Mais elle ne résulte pas non plus de l'identification de temps d'arrêt dans ces
parcours, dont la traversée sans solution de continuité ne fait qu'améliorer les
performances. L'identification finale d'un mot à partir de la multiplicité
instable des parcours possibles se fait, d'une toute autre manière, par la
capacité que les figures résultantes ont de discriminer un élément parmi une
liste finie de mots. Plus précisément, une liste finie de mots étant donnée
(i.e. un vocabulaire), chaque mot est mis en correspondance avec un motif
prototypique propre, si bien que tout parcours realisé sur le clavier virtuel
pourra dès lors être associé au motif le plus proche, et sélectionner ainsi le
mot correspondant. Aussi, les possibilités
Partie B. trois exercices d'écriture swipe
Si au début, pour saisir un
mot, on doit parcourir une à une les lettres qui le composent, les
saisies répétées de ce même mot finissent par arracher ce geste au
contrôle des lettres sur le clavier et à l'investir d'une unité et d'une
indépendance nouvelles. Par cette transition, un repertoire de gestes
simples est progressivement construit par l'utilisateur comme autant
d'unités dans un vocabulaire élargi, auquel il pourra dès lors avoir
recours pour contourner la saisie alphabétique traditionnelle.
Or, ces unités ne restent purement gestuelles que parce que leur trace sur
l'écran est ignorée. Mais il suffit de recueillir ces traces pour que les
prémisses d'une véritable écriture soient mises en lumière. C'est ce que propose
la pièce Swipe présentée dans le cahier graphique précédent ce
texte [6]. Les gestes deviennent ainsi des formes, prélevant une dimension figurale implicite dans
l'écriture dactylographique, susceptible de constituer un système d'écriture
autonome.
Ces formes extraites des gestes émancipés de la grille dactylographique
constituent de véritables monogrammes, entrelaçant des lettres pour ne
former qu'un seul caractère. Pourtant, ces monogrammes sont d'un type
radicalement nouveau. Car si chacun d'eux atteint une existence autonome, ils
n'ont pas vocation à se constituer en signes indépendants, tels des icônes ou
des logos. Ces monogrammes deviennent plutôt ce qu'il faudrait appeler, suivant
l'approche d'une sémiologie structurale [7], des figures, c'est-à-dire des unités
d'expression atomiques dont les rapports réciproques constituent la base sur
laquelle s'érige un système de signes. Seulement, à la différence des figures
habituelles (comme les caractères), ces figures ne sont pas moins des signes,
car elles sont liées de manière nécessaire à un contenu.
Le système d'écriture qui se dessine de cette façon est alors doué des
propriétés remarquables. À commencer par le fait que l'écriture alphabétique sur
clavier récupère ainsi l'un des traits principaux de l'écriture cursive, voire
même des principes gouvernant l'écriture idéographique ou pictographique. Tout
comme ces dernières, la saisie de chaque mot comme des expressions simples
(i.e. non composées, aussi complexes soient-elles) rappelle que les
Face à cette orientation vers l'illettrisme au sein de la littéralité
numérique, il suffit de rappeler un fait simple mais significatif : aucun
dispositif numérique ne saurait de nos jours se passer d'un clavier. On voit mal
d'ailleurs comment il pourrait le faire sans pousser du même coup ses
utilisateurs à une passivité extrême. Si bien que l'insistance des claviers,
voire leur centralité au cœur des dispositifs numériques, doit être tenue
pour symptôme du fait que si écrire n'est pas aligner des lettres, l'écriture
constitue pourtant bien un certain travail sur des caractères. Aussi, pour
saisir ce que les nouvelles pratiques textuelles dans le cadre du numérique
révèlent de positif quant à la nature de l'écriture en tant que telle, il faut
se concentrer sur la façon dont ces pratiques sont capables d'investir les
principes de l'écriture alphabétique de nouvelles puissances.
Parmi la série de nouvelles formes scripturales associées à l'émergence
du numérique, il y en a une qui, de ce point de vue, mérite une
attention spéciale. Il s'agit de la saisie gestuelle, plus
largement connue sous le nom de swipe. Le mot « swipe », et sa
déclinaison verbale « swiper », est emprunté du verbe anglais to
swipe [3], devenu le terme consacré pour référer à toutes les opérations sur un dispositif
numérique qui impliquent le glissement d'un doigt sur la surface de
l'écran tactile. Dans le contexte de la saisie textuelle, cela renvoie
plus particulièrement à une technique d'écriture sur clavier virtuel
permettant aux utilisateurs des dispositifs numériques d'écrire les
différents mots du texte voulu, non pas en tapant chaque lettre, selon
la pratique héritée des claviers mécaniques, mais en faisant glisser un
doigt à travers la série de touches correspondantes. Ainsi, pour écrire
le mot inévitable, on place le doigt sur la zone du clavier virtuel
correspondant à la lettre i , et on le glisse en parcourant
successivement les lettres n, e, v et ainsi de suite,
jusqu'au dernier e, sans jamais abandonner le contact avec la
surface de l'écran.
Originalement introduite en 2003 par Per-Ola Kristensson en collaboration avec
Shumin Zhai (2003), alors que l'un était étudiant à l'Université de
Linköping (Suède) et l'autre chercheur chez IBM [4], la saisie gestuelle a été
popularisée ensuite sous la forme de différentes applications pour tablettes et
smartphones à écran tactile.
Car si une chose est devenue évidente depuis
que l'écriture dactylographique s'est répandue comme écriture proprement
manuscrite, c'est moins la manière dont la textualité se laisse informer par
(voire enfermer dans) la surface close du clavier, que les multiples moyens
qu'elle a, dans sa pratique quotidienne, d'y échapper. En effet, les dernières
décennies ont été témoins d'un foisonnement des moyens expressifs au niveau des
pratiques proprement numériques d'écriture, qui transgressent en tous sens les
limites prétendument imposées par l'interface dactylographique des dispositifs
portables: emojis, gifs, photos, vidéos, mèmes, dessins, captures d'écran, liens
hypertextuels, cartes, croquis, annotations, enregistrements vocaux ...
Toutes ces pratiques scripturales constituent autant d'ouvertures de la
textualité numérique dont la source doit être cherchée dans l'incapacité de
l'écriture tapuscrite à satisfaire les besoins et principes propres à la
spontanéité de l'écriture quotidienne – tels l'expressivité, la figuralité, la
vitesse ou l'évanescence – monopolisés jusqu'à récemment par l'écriture
manuscrite.
Paradoxalement, tout se passe comme si, à l'instant même où le tapuscrit se
livrait à la conquête totale et sans appel de l'écriture sur la lancée de la
révolution numérique, l'écriture se trouvait plus que jamais affranchie de
toutes les contraintes que touches, engrenages, léviers, ressorts, articulations
et caractères de plomb faisaient peser sur elle. Ainsi compris, ce moment a
quelque chose de celui qui suivit, il y a déjà un siècle et demi, l'émergence de
la photographie. Mais non d'après le sens que le point de vue des media pourrait
accorder à cet événement, à savoir celui de la continuation de la peinture par
d'autres moyens, et de la conséquente capture de l'image dans des nouvelles
conditions et contraintes mettant à mal le sens du medium pictural, obligé
désormais de se battre contre sa propre obsolescence. Il faut penser ici plutôt
à cette période, située par Foucault entre les années 1860 et 1880
(Foucault, 1975), où les mélanges sans préceptes ni embarras entre les
pratiques picturales et photographiques entraînèrent une circulation frénétique
d'images, un véritable carnaval des yeux, où l'image comme telle se trouva,
fût-ce le temps d'un clignotement, libérée des contraintes de ses media devenus
soudainement pluriels. Libérateur pour les images, ce moment le fut aussi pour
la peinture, qui loin de se voir substituée, déplacée ou assujettie aux
commandements du nouveau medium photographique, en a fait l'occasion de se délivrer à son
Partie C. article par Gianni Gastaldi & Bérénice Serra
Nota bene
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Les images et textes présents en ligne et dans ce cahier appartiennent à leurs auteurs.
Pour toute demande : hello@bereniceserra.com
2 — 9
Partie A.
trois principes d'écriture swipe
10 — 23
Partie B.
trois exercices d'écriture swipe
24 — 38
Partie C.
article « Swipe, ou l'écriture tout court »
41
Nota bene
Enfin, la perspective ainsi offerte par Swipe sur l'écriture à l'ère du
numérique permet d'ouvrir des pistes sur la qualification du numérique en tant
que tel. Car avant d'être un phénomène relevant de la technique, de la science
ou de la société, ce que l'on appelle de nos jours « numérique » a trait à la
nature et à l'expérience de la textualité. Une étude de cette question reste
sans doute
encore à faire, et tombe hors de la portée de ces pages. Mais disons
au moins ceci : à l'origine du numérique il y a l'idée à la fois simple et
radicalement nouvelle que la vocation d'un texte n'est pas, ou pas uniquement,
celle d'être lu, mais celle, tout à fait autre, d'être executé. Une
expression comme sum ([1,2,3]), en tant que textualité proprement
numérique, c'est-à-dire en tant que code, ne demande pas tant d'être lue
que d'être transformée en une autre, notamment 6, pour laquelle
elle vaut déjà en quelque sorte. De ce point de vue, ce que l'on appelle
« numérique » n'est que le pari profondément réussi qu'une dimension
performative réside à l'intérieur du texte lui même, renvoyant les formes traditionnelles de la textualité à ne devenir rien d'autre que la surface de
cette nouvelle textualité, dont l'épaisseur performative est toujours prête à
être relancée.
D'où cette tension constante qui traverse les pratiques numériques,
entre cette dimension performative interne à leur textualité
constitutive (codes et programmes) et celle à visage humain qui, bien
qu'en surface, gouverne toujours l'évolution de l'écriture des langues
naturelles. Tension que l'on a invariablement cherché à résoudre par une
anthropomorphisation de la machine, dont la notion d'« intelligence »
est aujourd'hui la figure la plus présomptueuse, sinon la plus
révoltante.
Les perspectives sur la textualité de notre époque qu'une pratique de l'écriture
numérique comme celle de Swipe est capable d'offrir pourrait dès lors
donner des pistes précieuses contre la fascination atavique à faire parler les
ordinateurs. Elle pourrait rappeler que les ordinateurs ont déjà un langage, qui
n'a pas besoin de singer le nôtre pour être soumis à ses mêmes principes, et qui
ne manque peut-être de rien pour être aussi naturel. Nous rappeler aussi qu'une
poésie qui lui est propre est à chercher, là ailleurs que dans la caricature
comme ici ailleurs que dans les mots. Et que la clé de cette alliance réside,
peut-être, dans le rapprochement de toutes ces expériences numériques de la
textualité à celle, sinon immédiate, du moins spontanée de l'écriture du
langage naturel. Autrement dit, dans l'écriture tout court.
Ce système demande de retenir la répartition des lettres sur le clavier ainsi que les emplacements des différents groupes de caractères.
Mais rien n'empêche de rendre le contenu de cette liste dynamique, de telle sorte
que des éléments soient constamment ajoutés ou effacés en fonction des
l'évolutions des habitudes d'écriture.
C'est même le principe fondamental
de la saisie gestuelle qui y invite qui s'appuie, comme on l'a vu, sur
la capacité d'accorder une existence simple et séparée aux gestes
frequents initialement composés d'unités préexistantes (typiquement des
caractères). À la limite, on pourrait imaginer un vocabulaire initial
constitué uniquement des gestes élémentaires pour les unités
irréductibles (les lettres, par exemple), et laisser ce vocabulaire
s'enrichir dynamiquement suivant la fréquence des combinaisons de ces
unités dans la pratique des utilisateurs. Étant donné les différents
niveaux d'articulation à travers lesquels ce principe opère, cela
rendrait ce système d'écriture directement sensible aux transformations
non seulement lexicales mais aussi grammaticales et stylistiques de la
langue.
Tout ceci indique une dernière propriété essentielle du langage encore révélée
par Swipe. Que la saisie gestuelle puisse être vue comme un
système d'écriture à part entière veut avant tout dire qu'elle est capable de
devenir l'expression d'un langage naturel. Mais une langue n'est pas naturelle
parce qu'elle est parlée par des humains, mais parce qu'elle est
performée, et parce qu'en étant performée, elle change. C'est le
mérite de la linguistique historique ou comparatiste de l'avoir compris au
tournant du XIXe siècle, et d'en avoir fait un principe constitutif des langues
naturelles: le propre d'une langue est d'être un outils de communication; et
comme tout outil, elle s'use, entraînant des changements dans l'ensemble du
système, qui se voit par là enregistrer les traces d'une culture. Pourtant, la
linguistique historique a livré sur ce changement une perspective sinon
négative, du moins pessimiste: l'usage n'affecte le système de la langue qu'en
l'érodant, si bien que l'histoire des langues n'est que celle de leur déclin. Il
faudra encore attendre Saussure pour que ce changement soit compris comme la
source d'une puissance créative, manifestée dans le fait qu'à chaque point de
l'évolution d'une langue, des mécanismes de resystématisation sont mis en
œuvre [10].
Ce sont précisément ces mécanismes que la méthode de saisie gestuelle
est capable d'offrir à un nouveau système d'écriture. À la différence de
l'écriture dactylographique la pratique de la saisie gestuelle
n'entraîne pas uniquement une augmentation de la vitesse, une
amélioration purement technique et quantitative.
Chaque mot se dessine lorsque les lettres qui le composent sont reliées.
considérées par le système se
réduisent drastiquement, car la taille du vocabulaire est de plusieurs ordres de
grandeur inférieure à celle des parcours possibles sur le clavier de l'écran.
Ce mécanisme a un double avantage. D'une part, il permet d'éliminer les fautes
d'orthographe, du moins telles qu'elles existent dans un système alphabétique
traditionnel, puisque les mots produits sont systématiquement choisis dans un
vocabulaire qui ne contient que de formes linguistiquement correctes. D'autre
part, il laisse une grande place à la variation individuelle dans l'écriture des
mots, puisque un parcours n'échoue à discriminer le bon mot que lorsque la
figure résultante se rapproche suffisamment du motif associé à un autre mot de
la liste, situation d'autant plus rare que des moyens supplémentaires (comme les
autres mots dans le contexte) peuvent être utilisés pour éviter la confusion.
Cette variation individuelle peut devenir alors le lieu d'une véritable
calligraphie, dont la puissance expressive demeurait cruellement absente dans
l'écriture tapuscrite.
Or cette limitation inexorable de la graphie à une liste finie de
possibilités, ce passage forcé du continu au discret, de la géométrie à
l'algèbre, constitue bien plus qu'un bricolage technique. Toute comme le
principe de stratification, elle touche à l'essence même du langage.
Car, comme l'enseignait Shannon, communiquer de l'information dans un
langage n'est rien d'autre que choisir parmi un ensemble fini
d'éléments. Mais Saussure ne disait pas autre chose lorsque, en avançant
une conception des unités linguistiques en termes de « valeurs », il
affirmait que « les valeurs de l'écriture n'agissent que par leur
opposition réciproque au sein d'un système défini, composé d'un nombre
déterminé de lettres [9] ». Il exhibait alors en guise d'exemple, trois variantes possibles de la lettre t,
aussi disparates que possible et pourtant identifiables à condition que
l'on puisse encore les distinguer d'autres lettres telles que d ou
l (Fig. 1).
Les suites de caractères récurrentes, comme « able » ou « toutàfait » dans la langue française, définissent un répertoire de formes usuelles.
unités du langage, dans la mesure où elles ont un sens, constituent plus qu'une
suite arbitraire de caractères insignifiants.
Elles sont douées d'une cohésion
formelle qui les distingue d'une foule d'autres combinaisons des mêmes
caractères qui n'ont pas la fortune d'appartenir à une langue. Seulement, cette
unité n'est pas déterminée en dernière instance par des contenus
extralinguistiques, tels les idées dans le cas des idéogrammes ou la forme des
objets pour les pictogrammes. Car c'est toujours le régime alphabétique qui
oriente, depuis la grille dactylographique qui guide les gestes, les principes
articulatoires des symboles résultants.
Mais alors d'où les figures monogrammatiques tiennent-elles leur unité
formelle ? C'est là que réside l'une des originalités majeures de la
saisie gestuelle, à savoir dans l'importance de la répétition
dans l'établissement et l'évolution du système. En effet, tant que
chaque monogramme dépend pour sa construction des lettres dont il est
composé, l'unité de ces figures reste en attente, comme une possibilité
parmi tant d'autres parcours aléatoires à travers les touches d'un
clavier. Mais comme nous l'avons vu, dès que ce même parcours est opéré
un nombre suffisant de fois, il faut espérer une transition graduelle
depuis un parcours ponctué par les caractères jusqu'à des traces
unifiées des gestes continus doués d'indépendance. De cette manière,
l'expression écrite des mots, en tant qu'unités autonomes, se trouve
directement corrélée aux probabilités des mots dans le langage.
L'écriture ne se contente pas alors de représenter les unités
linguistiques, mais contribue activement à les identifier. Voire à les construire comme telles.
La logique même de ce système suggère
que rester ici au mot n'est après tout qu'un choix arbitraire. En effet, il n'y
a pas que les unités lexicales qui répondent à ce mécanisme. La fréquence
d'utilisation d'expressions supra-lexicales telles que tout à fait, rien à
voir, s'il te plaît, pas encore, ça va, surtout pas, et bien d'autres encore, justifie assez leur existence
comme unités linguistiques à part entière d'une manière qu'un système d'écriture
comme celui de Swipe exprimerait de façon naturelle. Mais la même chose
est vraie des unités sous-lexicales. Des mots comme inextricable ou
préjudiciable ne comptent sans doute pas parmi les plus fréquents de la
langue française. Pourtant la suite
Elle a été adoptée depuis par les principales
compagnies de développement de systèmes d'exploitation pour ordinateurs
portables, tels Apple, Google ou Microsoft en l'intégrant à ces systèmes de
manière native. Le développement de cette technologie trouve sa motivation dans
le besoin des dispositifs numériques de répondre aux exigences de rapidité et
d'ergonomie propres aux pratiques manuscrites. Des études empiriques au moment
de son introduction suggéraient que cette méthode d'écriture permettait une
saisie du texte 30% plus rapide en moyenne que l'écriture tapuscrite sur écran
tactile [5]. La simplicité de la méthode, du moins lorsque
l'on est déjà familiarisé avec la repartition des touches des claviers
dactylographiques, fait que la courbe d'apprentissage soit pratiquement nulle.
Enfin, l'utilisation de cette technique permet aussi de réduire un nombre
important de fautes de frappe.
Toutes ces caractéristiques, concentrées sur l'efficacité de la méthode,
présentent le sens de la saisie gestuelle comme purement technique. Pourtant, à
bien y regarder, il se peut que l'intérêt de cette forme d'écriture ne se
réduise pas à ses avantages purement techniques en tant qu'interface
utilisateur. Car après tout, rien n'empêche d'envisager la méthode de swipe
comme un système d'écriture à part entière. Indépendamment des propriétés
des interfaces numériques, le système impliqué par la saisie gestuelle serait
alors susceptible d'être pratiqué à travers une multiplicité des supports
hétérogènes: encre sur papier, craie sur ardoise ou tags sur un mur, non moins
que smartphones ou tablettes. Ainsi détaché des différents media, ce système
d'écriture pourrait exhiber sa consistance propre au croisement heureux de la
saisie discontinue imposée par les clavier dactylographiques et de la gestualité
sans accroc de l'écriture cursive. La simple considération de cette possibilité
permet déjà d'évaluer les effets conceptuels que cette nouvelle pratique de la
textualité est capable d'engendrer concernant la nature de l'écriture et de son
rapport au langage.
La clé de cette possibilité réside dans un mécanisme que les premières
recherches considéraient déjà comme l'un des principes moteurs de cette
approche, à savoir la transition dynamique entre le tapuscrit et le
gestuel. En effet, le système derrière cette méthode veux que cette
transition se fasse de façon naturelle, commandée par la fréquence dans
laquelle les différents mots sont saisis.
tour des adjonctions de la représentation qu'elle avait assumée
pendant des siècles comme sa propre nature.
Il en va de même de la textualité sous l'effet du numérique. Ces deux dernières
décennies chantent les saturnales de l'écriture. Emojis, gifs et mèmes sont sans
doute les expressions les plus spectaculaires de ce phénomène. Ils introduisent
par l'image une spatialité et un dynamisme qui sont généralement et par principe
absents dans l'écriture dactylographique. De nouveaux gifs et mèmes sont créés
sans cesse, et la liste d'émojis est augmentée d'année en année, alors que celle
des caractères, qu'ils soient ceux des machines à écrire, des claviers ou des
normes comme ASCII ou Unicode, n'ont pas vocation à évoluer. Mais ces
manifestations ne sont certainement pas les seules. Les inventions textuelles
fleurissent partout, reliant les simples éclats d'ingéniosité individuelle aux
puissantes manifestations collectives comme celles derrière les hashtags
ou l'écriture inclusive. Traversant le principe alphabétique d'un bout à l'autre par une myriade de
smileys, d'arrobases et de John Travoltas stupéfiés, la textualité numérique
nous rappelle, dans sa joyeuse anarchie, que l'écriture n'a jamais été, ne
saurait jamais être, le sobre enregistrement d'une suite de caractères.
Pourtant, si ces pratiques scripturales permettent de nous rappeler ce
que l'écriture n'est pas, elles ne suffisent guère pour nous dire ce
que l'écriture est bien. Il y a d'ailleurs un risque constant associé à
cette ouverture radicale de la textualité numérique, à savoir celui de
dissoudre l'écriture dans l'immédiateté supposée de l'image ou de la
parole. L'affranchissement présagé des contraintes dactylographiques
réveille ainsi tous les vieux fantômes de la transparence qui ne
voudraient lire dans l'écriture que le double stérile du voir ou du
parler. Alors qu'émojis et mèmes, par exemple, comportent des
articulations tout à fait originales entre textualité et image, d'autres
formes circulant dans ce même espace de textualité, telles que les
photographies ou les enregistrement sonores lorsqu'ils ne sont pas
accompagnés d'autres formes de textualité, ou qu'ils ne s'appuient que
sur la reconnaissance vocale ou la reconnaissance d'image, pourraient
pousser à penser que l'écriture n'est au fond qu'un medium rédondant et
désuet, appelé de ce fait à disparaître.
Mais le texte n'est pas l'image ni le son, même si image et son se trouvent
enregistrés, même si par moments l'un s'appuie ou se laisse relayer par les
autres.
Parmi les innombrables transformations de la pratique de l'écriture dont la
diffusion massive des dispositifs numériques a été la source ou l'occasion, il y
en a une qui, bien que discrète, demeure à tous égards décisive. Il s'agit de
l'adoption de l'écriture tapuscrite ou dactylographique comme moyen principal
d'écriture courante. En effet, la miniaturisation des ordinateurs a d'abord
rendu possible, ensuite désirable et enfin pratiquement incontournable de faire
des ordinateurs portables [1] les intermédiaires privilégiés
entre les individus et leurs mondes, au sein des sociétés les plus variées à
travers la planète [2]. Or, pour le meilleur ou pour le pire, le
clavier dactylographique, du type qwerty, ou azerty pour la
version française, constitue l'interface première entre les principes
opératoires de ces dispositifs numériques et la pratique du langage naturel de
ses utilisateurs. Si bien que l'écriture sur clavier n'a cessé de gagner du
terrain sur l'écriture manuscrite, qui détenait jusqu'il y a peu le monopole de
la spontanéité de l'écriture du langage naturel. Mais on aurait tort de croire
que le tapuscrit se substitue ainsi au manuscrit comme l'artificiel au naturel.
Il faut plutôt penser que, en se généralisant jusqu'à la naturalisation,
l'écriture tapuscrite devient elle même une nouvelle forme d'écriture
manuscrite.
Cette circonstance pourrait donner l'occasion d'une énième réflexion autour de
la portée des supports matériels d'enregistrement pour la production du sens, et
plus largement, des médias, notamment à l'ère du numérique. Le lecteur
risquerait alors, entre autres, d'être à nouveau confronté à une glorification
des machines à écrire comme substrat technique de la pensée. Toutefois les ordinateurs, en tant que dispositifs calculatoires ou
computationnels, n'ont hérité des machines à écrire que la carcasse. Les machines à écrire ont beau être des
dispositifs d'enregistrement du langage naturel et affecter à ce titre les
ressorts de la pensée, ce n'est pas pour autant que la majeure partie de
l'humanité alphabétisée porte de nous jours des claviers dactylographiques dans
sa poche.
À bien y regarder, ce que l'assimilation des pratiques dactylographiques liée au
développement numérique révèle de plus intéressant, c'est plutôt
l'irréductibilité de l'écriture à ses conditions matérielles d'enregistrement,
indiquant ainsi la façon dont ce développement transforme sous nos yeux les
liens entre écriture et langage.